« Bientôt, je vais siffler la fin de la récréation ». Aurait déclaré récemment le Général Rachid Ammar. Alors, ou en est on? Après la manif du 9 avril violemment réprimée par le pouvoir et les barbouzes au service de Ennahda, retour sur la situation en Tunisie.
En Tunisie, les islamistes modérés sont au pouvoir depuis la kermesse électorale du 23 octobre 2011. Ils se sont partagé les postes de pouvoir avec deux partis leur servant de caution laïque et tentent de gouverner un pays affaibli sur le plan économique et politique.
Ils doivent composer avec les anciens du régime de l’ex-président qui sont toujours présents dans les administrations centrales notamment au sein du ministère de l’Intérieur. Ces islamistes, genre « travail, famille, patrie » ou démocratie musulmane un peu énervée (entre l’Erbakan et l’Erdogan turc) sont des agents de développement du capital dans cette zone géographique aux potentiels de croissance économique encore sous-exploités.
Toutes les formations politiques sur place ainsi que les instances financières internationales s’accordent pour soutenir une montée en gamme au niveau de la production, c’est-à-dire produire plus de plus-value relative avec plus de travail qualifié afin d’offrir indirectement un petit bol d’air au mode de production capitaliste. (Voir à ce sujet la notion qu’est-ce que c’est… La plus-value absolue et relative ? )
A terme, l’objectif du capital est d’intégrer la rente pétrolière du Golfe dans des activités productives dans l’ensemble de la zone MENA (Middle East North Africa, comme dit la Banque Mondiale). On a d’un côté des agents de cette « normalisation » comme les Etats-Unis et le Qatar, et de l’autre, des Etats rentiers comme l’Arabie Saoudite qui ne veulent pas ce développement, de peur que la base économique et politique des pétromonarchies s’effondre.
Grosso modo, les Etats-Unis et le Qatar soutiennent les islamistes modérés (frères musulmans) et l’Arabie Saoudite (les salafistes, islamistes plus énervés et plus ou moins politisés qui veulent l’application de la loi islamique, la société de consommation halal et le retour au mercantilisme).
On a également la France entretient des liens avec les francophiles sur place. Ceux ci sont profondément anti-islamistes et appartiennent à la classe moyenne dite éduquée. Ce sont des fils et filles de 68ards tunisiens ou de personnes qui ont réussi grâce à la fonction publique du temps où l’Etat créait une classe moyenne. On trouve aussi des rentiers du régime de Ben Ali qui ne veulent pas que leurs rentes de monopole (importation/exportation diverses, sous-traitance de l’Europe, textile, mécanique, un peu d’électronique) fonde comme neige au soleil si l’économie se libéralise.
Les islamistes modérés sont globalement d’origine plus populaire que les non islamistes, ils ont fait de la taule ou étaient exilés et tout d’un coup arrivent au pouvoir. Cela ne plait pas à tout le monde. D’autant qu’ils placent leur clique un peu partout. Il y a donc des problèmes et tout le monde se prend la tête.
Il y a d’un côté ceux qui défendent le « modernisme » (ils sont un peu discrédités parce que sous l’ex-dictateur Ben Ali, les policiers violaient les femmes dans les commissariats au nom des droits de la femme et torturaient les hommes au nom des droits de l’homme), de l’autre, il y a les islamistes modérés (Ennahda), les salafistes (islamistes radicaux) et les anciens du régime qui n’ont pas tous fait pousser des barbes pour se la jouer islamiste. En fait tous, attendent que les islamistes modérés (Ennahda) se plantent en beauté, pour les virer avec l’aide de l’armée si possible, ce qui ferait un joli 18 brumaire. Mais bon ça ne se passe pas comme ça. Tout le monde place ses cartes, les gens sont profondément nationalistes et la plupart se disent “si le bateau coule on coule tous avec”.
« là les gens peuvent parler de politique, publier des conneries sur Internet. Pendant ce temps, l’inflation augmente… »
Au niveau de la liberté d’expression, ça n’a rien à voir maintenant que sous Ben Ali. Ben Ali c’était un peu genre Franco, là les gens peuvent parler de politique, publier des conneries sur Internet. Pendant ce temps, l’inflation augmente, le chômage aussi, et à l’intérieur du pays dans les régions les plus pauvres (zones que les Français sous la colonisation n’ont pas développées parce que ça leur servait à rien et que les présidents tunisiens Bourguiba et Ben Ali ont laissées également) , les gens commencent à s’énerver grave.
Pour le moment, y a pas de perspectives pour ces gens-là. Ils jouent vraiment le rôle de lumpen-prolétariat (pour 15 euros ils font des manifs ou en casse une). Pour eux, il reste toutefois le salafisme, et y a plein de barjots, anciens chefs mafieux trafiquant d’alcool qui ont fait de la taule qui deviennent salafistes.
Ils se la jouent avec leur barbe et parfois contrôlent les gens au nom de l’ordre moral (ça c’est dans l’intérieur du pays dans plusieurs petits villages où c’est la misère). Certains d’entre eux stockent des armes de Libye au cas ou on voudrait les envoyer au trou, et parfois ils reçoivent du fric d’Arabie Saoudite.
La manifestation du lundi 9 avril.
Tout ça pour expliquer le contexte général. Donc la manifestation du lundi 9 avril (le 9 avril c’est l’anniversaire d’une émeute qui avait eu lieu en 1938 où l’armée française s’était lâchée sur les émeutiers et avait tué au moins une vingtaine de personnes), c’était pour demander à rouvrir la rue principale de la capitale (Rue Habib Bourguiba, genre les champs Elysées de Tunis) aux manifestations. Le ministère de l’Intérieur avait interdit les manifestations depuis fin mars après que ça soit parti en vrille entre théatreux et salafistes.
Bon, genre les manifestants c’était les mao-stal nationalistes arabes, les associations qu’ils contrôlent plus ou moins, des syndicalistes, les ligues de droits de l’homme. On trouvait aussi les opposants à Ennahda à l’assemblée constituante, ceux qui s’appellent les destouriens (en gros ceux qui revendiquent l’héritage de Bourguiba – le Mussolini tunisien de l’indépendance – et un peu de Ben Ali mais pas trop quoi que selon eux il ait réussi à faire des bons taux de croissance et permis aux gens de picoler sans que des barbus viennent casser les couilles). Ils ont voulu aller sur l’avenue pour montrer qu’ils sont là et que les islamistes modérés doivent se calmer avec leurs surenchères sur l’ordre moral et leur tentative de reprise en main de la sécurité (le ministre de l’Intérieur est un islamiste modéré). Ils sont venus pour dire « c’est là qu’on a fait tomber Ben Ali etc. « c’est sur cette rue, elle est au peuple » etc.
« Les flics aidés par des barbouzes du parti islamiste ont commencé à envoyer cher, ils se sont style tapé la bourre entre eux, à qui c’est qui tape le plus fort… »
Bon, parmi eux, y avait une partie genre mao-stals et vieux roublards syndicalistes et une autre genre bobo grave nationaliste et post-moderne qui lutte pour la démocratie libérale. Les flics aidés par des barbouzes du parti islamiste ont commencé à envoyer cher, ils se sont style tapé la bourre entre eux, qui c’est qui tape le plus fort, les gars d’Ennahda ou tel service du ministère de l’Intérieur qu’Ennahda contrôle pas. En même temps, y en a qui se sont dit “on va éclater tout le monde, comme ça ça va mettre Ennahda dans la merde”, et Ennahda s’est dit “je vais montrer un peu de quel bois je me chauffe avec ces cons de gauchos qui ont pas fait de scores aux élections et qui enseignaient à la fac et buvait des bières pendant que nous on était en taule”. Bref c’est parti en vrille, mais y a pas eu de morts.
Si vous voulez, les commerçants (petits bourgeois) sont grave avec Ennahda et un peu avec les salafistes. Les grands bourgeois sont avec celui qui ramène le calme et permet d’exploiter tranquille, certains sont contre Ennahda et payent des gars pour venir grossir les rangs des manifs, d’autres financent Ennahda mais elle a plein de tunes du Golfe. Les ouvriers sont un peu encadrés par le syndicat UGTT (genre CGT années 50 + style syndicat à l’allemande ou à la ricaine) et les chômeurs un tout petit peu par des mao stals qui ont monté une union des diplômés chômeurs. Le reste, ils s’en foutent complètement, l’essentiel c’est l’emploi, le mariage, les gamins, la caisse, la baraque et l’écran plat, bref ce qu’ils considèrent, puisqu’il n’y a pour l’heure pas d’autres perspectives pour ces gens-là, comme la dignité.
Là, l’Etat a réouvert l’avenue, ça c’est calmé, mais à tout moment ça risque de partir en couille, y a plein de petites émeutes dans l’intérieur du pays, c’est quotidien, un peu comme en Algérie et en Chine, sauf que là, il y a des gens qui sont plus motivés parce qu’en un sens c’est grâce à leur désespoir, leur révolte, leur jet de pierre, et leurs barricades que Ben Ali, représentant d’une fraction de la bourgeoisie parasitaire s’est tiré.
« Les islamistes apparaissent comme ceux qui veulent boucler la boucle de la révolution en ramenant l’ordre, mais… »
Sinon les islamistes apparaissent comme ceux qui veulent boucler la boucle de la révolution en ramenant l’ordre, mais ils ne semblent pas vraiment y arriver pour le moment. Certains disent que c’était meilleur quand c’était pire. D’autres que c’est une question de temps pour que la démocratie et le développement (le vrai, l’intégral) s’installe. En tout cas, y a plus la dynamique du début, anti-partisme, refus des élites, tentatives d’auto-organisation, néo-nihilisme, désir de « démocratie directe », les élections et le côté identitaire religieux ont ramené les gens dans les clous, pour l’instant…